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Pièges Pour Les CULLAZ

In Jazz Magazine n°129 – avril 1966

Pierre Cullaz, guitariste, et Alby Cullaz, contrebassiste, sont les fils de Maurice Cullaz, journaliste.


Pierre Cullaz est né à Paris (16e), le 21 juillet 1935.
Etudes supérieures (anglais). Dès l’âge de onze ans, s’intéresse au jazz en général grâce à Fats Waller et à la guitare en particulier grâce à Al Casey. Etudie la guitare classique à seize ans. Joue en amateur avec François Jeanneau, alors émule de Sidney Bechet. Joue ensuite avec Mimi Perrin (piano et vocal), Michel Hausser (Chat qui pêche), Art Simmons (Mars Club, 1958). Service militaire de mars 1959 à juillet 1961. Depuis, s’est consacré au studio et à l’accompagnement de vedettes de variétés (Petula Clark, entre autres). Quelques incursions dans le domaine du jazz : Club Saint-Germain avec Mac-Kac (février 1962), concerts et émissions pour l’O.R.T.F. Vient de passer plus d’un mois au Caméléon avec Eddie Louiss et Charles Saudrais. Enregistrements avec Christian Chevallier (« 6 + 6 », Columbia), André Persiany (« P.P. joue Basie », Columbia), les « GuitarsUnlimited » (Barclay), Elvin Jones et Eddie Louiss (inédit).


© photo Stéphanie Brichet
Alby Cullaz est né le 25 juin 1941 à Paris (16e).
Etudes secondaires. A l’âge de seize ans, étudie la contrebasse et, quelques temps après, débute avec Hans Kennel (trompette) et Freddie Mayer (ténor), musiciens suisses, au Chat qui pêche. Depuis, il n’a cessé de se produire avec les meilleurs musiciens français et étrangers : Chet Baker (Chat qui Pêche), Dexter Gordon (Blue Note), Johnny Griffin (Jazzland), Art Simmons (Living Room), Jean-Luc Ponty, Jef Gilson (avec qui il a enregistré un album pour S.F.P.), Henri Renaud, les Double-Six, Ivan Jullien, Raymond Fol, André Hodeir et a brièvement accompagné Serge Gainsbourg. Avant d’adopter la contrebasse, Alby s’était penché sur le piano et avait gratté la guitare sous l’œil critique de son frère. Pierre et Alby Cullaz comptent parmi les meilleurs éléments de la jeune génération du jazz national : ouverts à toutes les tentatives, conscients de leurs limites actuelles et des possibilités de les repousser, attachés au swing et désireux de restituer à leur musique ce feeling particulier sans lequel le jazz n’existerait pas, ils sont également, en tant qu’amateurs de jazz, des auditeurs attentifs à l’oreille critique et au jugement plein de bon sens.

Barney Kessel : « Bluesology » (Contemporary S 7613). Kessel (guitare), Marvin Jenkins (piano), Gary Peacock (basse), Ron Lundberg (batterie). 1960.
Pierre C’est Barney Kessel. Le son, cette espèce de phrasé qu’il a ... c’est viril. Il joue bien de la guitare et il en joue de mieux en mieux. Je le reconnais à la tension du son (il a une guitare aux cordes dures et il aime se faire mal aux doigts), à cette sorte de nervosité et à ce style qu’il s’est fait en jouant avec Parker et Oscar Peterson, et en les aimant. En les admirant.
Alby Je crois que le bassiste est Red Mitchell.
Pierre Je l’ai pensé aussi. Si tu me l’avais demandé, j’aurais dit ça sans hésitation aucune.
Alby Je l’ai reconnu surtout par son chorus : il est très près de Ray Brown. Mais Barney Kessel, je ne savais pas ; je ne l’ai jamais entendu jouer aussi « rentre-dedans », aussi swing que ça. Ce qui m’a étonné, c’est que ce soit aussi dur et nerveux. Mais ça swingue beaucoup.
Pierre Il veut peut-être jouer trop bien le blues en utilisant tous les effets. Il se régale, il aime ça et, finalement, il le joue bien mais il se force un peu pour en restituer l’esprit.
Alby Il s’applique trop... La rythmique, au début, a démarré de manière monstrueuse. Vraiment, ça swinguait. Le batteur, ce doit être Shelly Manne, par association d’idées. Et le chorus de batterie m’a fait penser à lui. Ce doit être un disque déjà vieux. Ça doit dater d’une dizaine d’années.
Pierre Non, pour moi ce n’est pas un vieux disque. C’est un disque récent parce que Barney Kessel joue de mieux en mieux techniquement, de plus en plus proprement, de plus en plus soigneusement au point de vue exécution et, là, je pense que c’est très soigné. Trois étoiles. Si j’avais ce disque, je le réécouterais avec plaisir avec des amis.
Alby D’accord, trois étoiles.

Les Spann : « Sophisticated swing » (Jazzland JLP 73). Spann (guitare), Red Garland (piano), Sam Jones (basse), Frank Gant (batterie),
Pierre Wes Montgomery. C’est le son de Wes.
Alby Non, je ne crois pas.
Pierre A mon avis, c’est Wes mais pas dans un très bon jour. C’est le son qui me fait penser à Wes. Il joue avec le doigt, sans médiator.
Alby Moi, j’ai pensé à Kenny Burrell.
Pierre Non, ce n’est pas Kenny Burrell.
Alby J’ai pensé que c’était Kenny Burrell en grande forme. Mais pas Wes malgré l’absence de médiator.
Pierre Non, ce n’est ni le son de Burrell, ni son phrasé. Ce n’est pas sa façon de jouer. Sur ce disque-là, le guitariste fait le tempo, mais il ne le fait pas comme Kenny Burrell, il le fait comme Wes. Si ce n’est pas lui, c’est un disciple.
Alby Le bassiste, je pense que c’est Sam Jones.
Pierre Oui, c’est ce que j’allais dire aussi.
Alby A cause de sa sonorité, de son phrasé, de ses idées, de la conception d’ensemble.
Pierre Et à cause de sa façon de « tirer » au risque de gâter la sonorité. Et puis, ce n’est pas très juste. C’est une manière de le reconnaître.
Alby Oui, je n’aime pas sa sonorité. Je ne sais pas comment il s’arrange : on dirait que son manche est faussé, que sa basse est morte.
Pierre Il « slappe » un peu.
Alby Oui, il « slappe » presque, c’est-à-dire que sa corde vibre vraiment (il a sûrement des cordes en acier), surtout quand il monte dans l’aigu, à partir du mi, fa... J’ai entendu beaucoup d’Américains jouer en Europe sur des basses pourries... Doug Watkins... Jymie Merritt avait une basse en contre-plaqué.
Pierre Mais j’ai entendu Michelot jouer une fois sur la basse de Doug Watkins et il avait un gros son. Le contraste était frappant.
Alby Doug Watkins avait un joli son mais pas de puissance. Le pianiste, c’est Red Garland, non ? J’ai pensé à Wynton Kelly au début et puis j’ai entendu ses block-chords et je me suis dit : c’est Red Garland.
Pierre Oui, c’est Red Garland ou alors un gars moins connu, parce que Red Garland joue mieux que ça d’habitude. Ça pourrait être aussi le pianiste qui est venu avec Wes à Paris.
Alby Non, c’est pas lui (Harold Mabern) parce que ce pianiste joue plus comme McCoy Tyner. Le batteur, je sais pas. Quatre étoiles.
Pierre Trois et demie pour moi parce que Wes peut jouer encore mieux que ça.

Terry Gibbs : « Take it from me » (Impulse A. 58). Gibbs (vibraphone), Kenny Burrell (guitare), Sam Jones (basse), Louis Hayes (batterie).
Pierre Kenny Burrell. Je suis sûr de ne pas me tromper. C’est le phrasé de Burrell, c’est le son de Burrell. C’est tout ça. Je trouve qu’il joue très, très bien. D’ailleurs, on ne pense jamais à parler de lui et on a tort.
Alby Oui, c’est Kenny Burrell. C’est le meilleur guitariste parmi tous ceux que nous avons écoutés jusqu’à présent. C’est celui que j’ai préféré. Le vibraphoniste, je ne vois pas du tout.
Pierre Moi non plus. Ça ne peut pas être Red Norvo. C’est peut-être Terry Gibbs.
Alby Il joue plus nerveusement que ça, Terry Gibbs.
Pierre Moi, je crois que c’est Terry Gibbs. C’est un son dur provoqué par des mailloches que l’on pourrait croire en bois. Le phrasé ressemble à celui de Terry Gibbs dans les disques de Woody Herman.
Alby Le bassiste joue très bien, c’est dans la lignée de Ray Brown mais je ne crois pas que ce soit Ray Brown. Le batteur, je ne sais pas... surtout aux balais où il est plus difficile d’identifier un batteur.
Pierre On peut reconnaître les batteurs aux balais, mais il faut quand même qu’ils fassent quelque chose et là, il ne fait pas grand-chose.
Alby Oui, la rythmique n’était pas terrible. Le bassiste était peut-être avantagé par l’enregistrement.
Pierre Trois étoiles et demie.
Alby Trois étoiles pour moi. C’est le maximum.

Jean Bonal : « Crazy blues » (EM CJ 502). Bonal (guitare solo + accompagnement), Gilbert Rovère (basse), Charles Bellonzi (batterie).
Pierre C’est peut-être Elek Bacsik, mais il peut jouer beaucoup mieux que ça. Là, je n’aime pas beaucoup. Il y a une sorte de recherche d’effet technique commercial, une sorte de recherche d’épate gênante. Il joue comme les guitaristes d’avant la guerre qui essayaient de faire des traits rapides pour imiter Django. Et puis on trouve ici un tas d’influences mal digérées.
Alby Je pense aussi que c’est Elek. C’est un disque qui a été enregistré dans un but commercial. Ça ne m’emballe pas du tout. Ça m’énerve plutôt. C’est un disque électrique dont le son rappelle les twisteurs. Et je ne goûte guère ce genre de son.
Pierre Oui, mais de toute façon, c’est un musicien qui joue très bien de la guitare, c’est un vrai musicien. Le thème doit être de lui ...
Alby Non, c’est West Coast Blues.
Pierre Ce n’est pas West Coast Blues. C’est un blues à trois temps et en mineur. Ça ressemble à West Coast Blues, mais c’est autre chose.
Alby La rythmique se contente de faire un temps sur trois et fait attention à ne pas rater la coda.
Pierre Ils sont pas très à l’aise.
Alby Ce doit être Michel Gaudry. Mais le batteur ...
Pierre Si c’est Bacsik, il peut jouer quatre fois mieux. Une étoile et demie. Je n’aime pas beaucoup ce disque qui cherche trop à plaire à tous.
Alby Deux étoiles.

Jim Hall : « l’m getting sentimental over you » (Atlantic 1421). Jim Hall (guitare), Steve Swallow (basse), Walter Perkins (batterie).
Alby Je ne sais absolument pas qui c’est, mais il joue très bien. C’est formidable, mais je ne reconnais personne. Je mets tout de suite quatre étoiles et demie à cet excellent guitariste.
Pierre Je pense que c’est un musicien que nous connaissons bien. II a été influencé par Wes Montgomery. C’est un très fort guitariste de toute façon. Au point de vue technique, il est excellent ; il a des idées, tout. II joue toute la guitare. A mon avis, il joue avec un médiator mais sans doute un médiator assez doux. Chuck Wayne ? Quatre étoiles et demie. C’est très chouette.

Red Mitchell : « Jim’s blues » (Pacific Jazz PJ 22). Mitchell (violoncelle), Jim Hall (guitare), Frank Strazzieri (piano), Jimmy Bond (basse), Frank Butler (batterie).
Pierre Je ne sais vraiment pas qui est le guitariste.
Alby J’ai pensé à Grant Green.
Pierre Oui, ça pourrait être lui, mais je n’en suis pas sûr. Le style évolue entre ceux de Grant Green et Kenny Burrell. Le violoncelliste, je ne sais pas qui c’est. Peut-être Sam Jones ...
Alby Je crois que c’est Sam Jones à cause de sa sonorité et de son phrasé. Si c’est lui, il joue bien. Si c’est pas lui, il joue très bien également. Le bassiste, ce doit être lui aussi. Peut-être du re-recording. En tout cas, il sonne comme Sam Jones. Mais, en fait, je ne sais pas qui c’est.
Pierre II a un gros son, ce bassiste. II a un son à la Ron Carter. Le batteur, j’aime bien.
Alby C’est le genre de rythmique que je n’aime guère parce que trop bluesy. Le blues traditionnel... un peu charge de cavalerie. C’est le blues dans ses conceptions primaires, comme on aime parfois le jouer dans une boîte, pour le swing ...
Pierre De toute façon, c’est difficile de jouer le blues : il faut en trouver le climat...
Alby Trois étoiles. C’est bien dans l’ensemble.
Pierre Trois étoiles.

Dexter Gordon : « Scrapple from the apple » (Blue Note 4146). Gordon (ténor), Bud Powell (piano), Pierre Michelot (basse), Kenny Clarke (batterie).
Alby Je pense que c’est Dexter Gordon avec Kenny Clarke et Bud Powell.
Pierre Dexter, oui. Bud, non. C’est un pianiste qui doit aimer Bud, bien sûr, mais il a moins de brio que Bud. Bud est brillant, même quand il n’est pas en grande forme. II a un système d’accords... Le batteur joue bien, mais je ne pourrais pas affirmer que c’est Kenny. Le bassiste me fait penser à Tommy Potter. II a un son un peu court mais dynamique. Trois étoiles et demie.
Alby Trois étoiles et demie pour moi aussi.

Oscar Pettiford : « Perdido » (Véga ABC 227). Pettiford (basse et violoncelle) avec un grand orchestre comprenant Art Farmer et Jimmy Cleveland.
Pierre Je crois que c’est Oscar Pettiford à la basse et au violoncelle.
Alby Je pense la même chose.
Pierre Il jouait fort bien des deux instruments. L’orchestre est formidable aussi. C’est un peu désordonné, un peu débridé, mais les musiciens se régalent. On sent que ça leur plaît.
Alby Il n’y a pas de doute, c’est Pettiford, c’est son phrasé, sa sonorité, son génie.
Pierre Il attaque presque toutes les notes avec égalité de son et les lie très peu.
Alby Oui, vous pouvez mettre n’importe quel disque de Pettiford au violoncelle ou à la basse, on le reconnaîtra. Pettiford, c’est un génie. La grande pointure. Ray Brown, c’est très fort mais Pettiford c’est plus encore. Il improvisait beaucoup mieux. C’était vraiment de la basse : feeling, sonorité, maîtrise. Ray Brown a beaucoup de technique, il est formidable mais il n’a pas cette sonorité et ces envolées... Ray Brown joue mieux de la basse mais il ne « parle » pas. Oscar pouvait jouer tout ce qui lui passait par la tête. Il s’exprimait avec une facilité étonnante et il avait son langage propre.
Pierre Oui, et un langage généreux.
Alby Quand je l’entends, ça me donne la chair de poule parce que, sur le plan de la sensibilité, il était un des plus grands. Quatre étoiles et demie.
Pierre Quatre étoiles.

Pete La Rocca : « Malaguena » (Blue Note 4205). Joe Henderson (ténor), Steve Kuhn (piano), Steve Swallow (basse), Pete La Rocca (batterie).
Alby Sam Rivers et Elvin Jones. Les autres, je ne sais pas. Le pianiste joue bien ; le bassiste, je ne l’ai pas entendu. Mais ça m’emmerde carrément. Je n’ai jamais aimé l’Espagne.
Pierre L’Espagne avec Miles Davis, c’est formidable, mais c’est beaucoup mieux avec Narcisso Yepes. L’œuvre originale est meilleure : il y a la vraie musique, le véritable esprit.
Alby Ça me fait rigoler cette musique espagnole interprétée par ces gars-là...
Pierre Dans ce que nous avons entendu, il n’y a pas une idée. Il n’y a que des clichés coltraniens qui viennent n’importe comment. Ça n’a pas d’intérêt. Ce sont des effets faciles de vélocité et de sonorité. C’est à la portée de n’importe qui.
Alby Le batteur, je suis sûr que c’est Elvin.
Pierre Oui, peut-être. Mais il peut jouer beaucoup mieux. Ce que fait le ténor n’est pas joli : il n’a pas d’idées, pas de joli son, il ne fait pas de jolies phrases. En un mot, il ne se passe rien.
Alby Tu crois que c’est le style espagnol qui provoque ça ?
Pierre Ce n’est pas l’Espagne qui m’emmerde, j’aime bien l’Espagne, mais, là, c’est le vide musical qui est terrifiant. Deux étoiles. Rien de plus.
Alby Deux étoiles et demie

Daniel Humair : « Monsieur de ... » (Véga 30 S 837). Humair (batterie), Pierre Michelot (contrebasse), René Urtreger (piano).
Pierre Ça me rappelle Bud. Il se peut que ce ne soit pas lui et ça pourrait être un pianiste qui aime beaucoup Bud. A la basse, c’est peut-être Pierre Michelot. Le batteur, je ne sais pas. Le bassiste est formidable. Trois étoiles et demie.
Alby Urtreger, Daniel et Michelot. Je connais le disque, je n’ai aucun mérite. Je trouve ça très bon. Je crois que René était un peu nerveux, contracté, au moment où il a enregistré cet album et je crois qu’aujourd’hui il joue encore mieux. A mon avis, ça mérite trois étoiles.

Propos recueillis au magnétophone
Par Jean-Louis Ginibre
In Jazz Magazine n°129 – avril 1966